Texte: Filip Michiels - Photos: Filip Van Roe @ Initals LA

Special Edition
CREATIVE BELGIUM

presented by

Coup d’œil dans la boule de cristal du marché publicitaire.

La pub est morte,
vive la pub !

La pub a-t-elle encore un avenir alors que le consommateur a de plus en plus le contrôle sur ce qu'il voit, lit et surfe ? Ben Jansen (Managing Director chez MEDIALAAN - de Persgroep Advertising) et le journaliste spécialisé en technologie Freek Evers (De Morgen) sont parfaitement d'accord sur un point : le secteur devra en partie se réinventer. Leurs vues divergent parfois sur le pourquoi et le comment.

Pour aller droit au but : la publicité en tant que concept est-elle, en 2018, aussi évidente qu'il y a 20 ans ? De plus en plus de spectateurs, de lecteurs et d'internautes semblent en avoir assez des messages invasifs.

Ben Jansen (43): « La publicité, surtout si elle est mal faite ou peu originale, a de tout temps été critiquée. Les gens passent plus de temps en ligne aujourd'hui qu'il y a quelques années. Alors quand on sait que le taux d'acceptation des publicités en ligne est beaucoup plus bas que celui de la pub 'traditionnelle', il n'est pas impensable que cette aversion influence négativement aussi la perception générale de la publicité. S'ajoute à cela la naissance d'un sérieux débat sociétal sur le lien entre la publicité et la vie privée. Il est donc logique que se posent des questions relatives à la publicité, ne serait-ce que parce que le débat a pris une nouvelle ampleur. Bon, l'impact de la publicité sur l'économie et la société reste grand. Et les entreprises ressentiront toujours le besoin de présenter leurs produits et services. Nous ne sommes donc pas près d'avoir un environnement totalement dépourvu de publicité. Nous pouvons dès lors tous mieux comprendre de quoi il retourne. »

Freek Evers (29): « Le principe sur lequel est basé la publicité - faire payer des entreprises pour communiquer au grand public des messages concernant leurs produits, et avec cet argent payer des journalistes ou des entertainers - reste à mes yeux toujours aussi magique. Il n'en reste pas moins que notre époque connaît une abondance d'informations qui n'est que peu ou pas filtrée par le consommateur. Autrefois, les messages publicitaires se glissaient dans votre vie à certains moments et via un nombre limité de médias : le journal, la radio ou la télévision. En l'an 2018, ces informations débarquent non-stop et en grandes quantités dans nos existences, et via tous les canaux imaginables. Si dans cette masse, il y a une bonne partie de messages publicitaires dont vous, en tant que lecteur, spectateur ou internaute n'avez que faire, la friction s'installe rapidement. Et il est logique que les gens veuillent à certains moments retirer la prise pour prendre de la distance par rapport à ce flot continu d'informations. »

Aujourd'hui, le consommateur paie volontiers quelques euros de plus pour télécharger une appli qui ne contient pas de pub. L'avance rapide sur les blocs de pub à la télévision est également devenue un sport national. Votre secteur a quand même un petit problème ?

Ben Jansen: « Le consommateur a toujours raison, mais doit en même temps également réaliser que cet environnement sans publicité qu'il appelle de ses vœux - applis, contenu en ligne, programmes télé et autres - portera immanquablement atteinte à ce qu'il voit, lit ou écoute. Évoquons un instant le paysage télévisé en 1989, alors que VTM n'existait pas encore. Nous avions à l'époque un environnement télévisuel sans publicité avec la BRT 1, 2 et 3. Eh bien, je suis persuadé que le téléspectateur est bien plus satisfait de ce qu'il voit sur son écran - plus ou moins gratuitement qui plus est - aujourd'hui qu'à cette époque-là. Et c'est vrai, on fait de plus en plus une avance rapide sur les blocs de pub, mais c'est la rançon de la technologie moderne. Croyez-moi, les téléspectateurs n'enregistrent pas les programmes pour pouvoir faire l'avance rapide sur les blocs de publicités. Regarder la télé en différé est davantage une question de pure facilité, à savoir regarder quand on veut. »

Vous pouvez quand même difficilement nier que de plus en plus de gens deviennent enragés face à la pub qui leur est infligée en ligne ?

Ben Jansen: « L'appréciation de la publicité dans un environnement en ligne est faible. Et pourtant, il semble que ce soit le seul endroit où celle-ci ait encore un quelconque impact. Ce n'est donc pas le cas. La publicité est cependant différente dans un environnement en ligne : elle est plus courte et plus personnalisée, car la technologie le permet. À part cela, votre point de vue se tient : notre secteur fait face à un défi. Nous devons produire un mix optimal d'informations, de divertissement et de pub, tout en respectant les spectateurs, les internautes et les annonceurs. C'est un exercice de haute voltige car les intérêts des deux groupes-cibles sont tout sauf concordants. Un spectateur voudra du contenu de qualité, gratuit et sans publicité. Un annonceur exigera un environnement qualitatif avec des normes fixes et une portée maximale. Une situation paradoxale en soi, avec laquelle nous devons composer au mieux. Il ressort de nos études que 66% de nos téléspectateurs trouvent équitable de pouvoir gratuitement regarder nos programmes en ligne en échange du fait de ne pas pouvoir appuyer sur ‘avance rapide’ lors des blocs de publicités. En fait, les gens comprennent très bien pourquoi nous devons glisser des blocs de publicités dans nos programmes. Mais ça les gêne si la publicité en question est énervante, de piètre qualité ou présente en trop grande quantité. Il s'agit donc de trouver le bon équilibre en la matière. »

 

 

 

Cet équilibre est-il encore bon de nos jours ?

Freek Evers: « D'après moi, ça dépend en majeure partie du média. Je regarde généralement la télé en ligne et je trouve que là, la publicité est parfaitement acceptable. Par contre, si j'essaie de suivre l'information via un journal en ligne, l'équilibre est à mon avis rompu. Avant d’en arriver à l'introduction d'un article, vous avez déjà été confronté à trois ou quatre messages ou bannières, alors qu'à ce moment-là, le consommateur que vous êtes est à la recherche d'information. En tant que consommateur et journaliste, je trouve cela plutôt difficile : j’essaie d'atteindre un certain public en ligne, mais ces lecteurs doivent d'abord se débattre avec un paywall et ensuite intégrer un certain nombre de messages publicitaires. En d'autres termes : ils paient pour accéder à cette information, et ensuite ils doivent se frayer un chemin entre les publicités. »

Depuis des décennies, les journaux papier débordent également de publicités, mais elles sont beaucoup moins frappantes. Quand vous êtes en ligne, il n'y a pas d'échappatoire.

Freek Evers: « Oui, en effet, et selon moi c'est en rapport avec la manière dont les informations sont publiées en ligne. Nous écrivons les articles en ligne de la même façon que ceux que nous écrivons pour le journal papier, nous les illustrons des mêmes photos mais parallèlement à ça, nous ignorons via quels canaux le lecteur arrive sur notre site ; via Facebook, Google, une newsletter, en direct, etc. Le contexte offert par un site d'information est de ce point de vue (trop) peu adapté. »

Ben Jansen: « Je pense que le secteur de la publicité a sa part de responsabilité dans cette histoire. Je comprends l'irritation de Freek, et nous devons davantage prêter l'oreille aux désirs de l’utilisateur final. Nous devons viser une meilleure publicité en ligne et rétablir une relation avec le consommateur. La publicité doit être plus pertinente, plus intéressante sans être trop intrusive. Tout cela a un prix, c'est évident, mais on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs et autant réaliser les choses correctement. Au final, c'est quand même la tâche d'un bon marketeer, n'est-ce pas ? »

Ils échouent tous

Pour ce qui est de l'avenir : en gardant à l’esprit toute cette nouvelle technologie, quelles sont les pistes explorées par le secteur de la publicité en 2018 ?

Ben Jansen: « La technologie va nous aider à établir un lien plus intelligent entre le contenu et la pub d'une part, et une publicité personnalisée au moment opportun d'autre part. Le concept de machine learning occupe un rôle central dans cet objectif. Cela n'empêche pas que nous soyons en effet en quête de quelque chose. Actuellement, tout le monde ne jure que par la publicité personnalisée mais parallèlement, toutes les études démontrent que la publicité générale et non-personnalisée est vitale pour le succès d'une marque. Autrement dit : la perception et la réalité ne sont pas toujours concordantes. Il faut chercher la valeur ajoutée de chaque forme de communication. Et souvent, il s'agit d'une solution 'and-and' plutôt qu'une solution 'and-or’.”

Freek Evers: « Ceci est particulièrement intéressant quand on sait que, dans les médias, nous ne courons plus qu'après Facebook et Google. Auparavant, les journaux et les chaînes de télévision contrôlaient leur espace publicitaire. Aujourd'hui, certains éditeurs ouvrent la porte de leur site web à des dizaines de partenaires extérieurs qui leur piquent nos données personnelles de manière pas toujours transparente et qui les revendent par la suite. Je ne comprends pas qu'on puisse laisser cette porte ouverte et qu'on renonce à un contrôle en ligne. Bien que j'aie l'impression que le vent est tout doucement en train de tourner. »

‘Je suis un homme, je clique sur Bumba et je reçois une pub pour Dove. Où est la logique dans tout ça ? ‘
Ben Jansen

 

En tant que consommateur, je trouve peut-être très pratique que, peu après avoir réservé un vol vers Barcelone, je sois, via Facebook ou un autre site, inondé d'offres d'hôtel bon marché dans cette ville ?

Ben Jansen: « Regarde ça (il clique sur une vidéo de Bumba - série pour enfants - sur YouTube). Je suis un homme, je clique sur un contenu Bumba et je reçois une pub pour Dove. Où est la logique dans tout ça ? C'est ça la fameuse publicité personnalisée dont tout le monde parle ? Et peux-tu m'expliquer pourquoi un géant tel qu'Unilever continue à payer pour ça ? Ça, c'est la raison pour laquelle tant de gens se détournent de la publicité en ligne. Et ça me dérange, bien que j’admette que tout le monde puisse faire des erreurs. Je me demande seulement comment une entreprise comme Google - qui dans le monde entier est à la pointe en matière d'algorithmes intelligents - laisse passer ce genre de publicité adressées aux femmes de 35 à 44 ans dans un programme pour enfants. Et qu'as-tu encore à faire des 86 nouvelles promotions d'hôtels à Barcelone qui continuent à t'être quotidiennement affichées alors que tu as depuis longtemps réservé un hôtel ? La technologie joue un grand rôle dans l'impact de la publicité en ligne. Et cet impact n'a pas fini de croître. »

‘La technologie nous permettra de mieux gérer 'la bonne publicité au bon moment pour la bonne personne'. C'est à nous de suivre l'évolution, sans perdre de vue la qualité et le brand safety.‘
Ben Jansen

Alors pourquoi les annonceurs rêvent-ils tous de publicité personnalisée ? Vous affirmez que ça ne marche pas, Google lui-même prouve que ça ne marche pas.

Ben Jansen: « Si les annonces personnalisées sont parfaitement réalisées et amenées, elles ajoutent beaucoup de valeur à une campagne. Simplement, nous échouons tous dans la mise en œuvre, et dans ce contexte, la télévision, la radio et le papier demeurent jusqu'à nouvel ordre un havre de sécurité pour les annonceurs. Mais si demain, nous pouvons offrir cette publicité personnalisée dans un environnement de marque sécurisé, en garantissant aux annonceurs que leur message sera vu et entendu par le groupe-cible correct au bon moment et dans les bonnes proportions, ça deviendra une toute autre histoire. C'est une question de temps.

En ce moment, la théorie et la pratique ne se rencontrent pas souvent et la publicité personnalisée manque trop souvent sa cible. En plus, en tant qu'annonceur, il vous faut commencer par bâtir votre marque et c'est là que la publicité plus large joue encore un rôle essentiel. C'est seulement ensuite que vous pouvez vous lancer dans la publicité personnalisée en complément. Il y a de toute manière encore beaucoup de travail. On ne peut pas persévérer dans la publicité telle qu'elle existe actuellement en ligne. »

Freek Evers: « La question est en effet de savoir quelle alternative existe si le consommateur d'informations en ligne cesse d'avaler ce mitraillage de pub en ligne. Pour un journal, les revenus de la publicité en ligne sont actuellement devenus vitaux. »

Énorme fragmentation

Une autre chose : les entreprises diversifient de plus en plus les façons de faire passer leurs messages au public : via le content marketing, par le biais de la publicité intégrée à des récits journalistiques ou d'influenceurs sur YouTube... Les médias et les canaux de communication traditionnels ne risquent-ils pas de perdre de plus en plus de parts de marché ?

Freek Evers: « Vous abordez là un sujet intéressant : la décentralisation des médias. Dans le modèle classique ancien, les médias filtraient pratiquement tous les messages, informations ou publicités. Toutes les sociétés de médias traditionnelles sont en train de perdre ce contrôle. Tout se décentralise de plus en plus et le contrôle passe de plus en plus aux mains de l'utilisateur. Les groupes Facebook et toutes sortes de plates-formes d'utilisateurs ou plates-formes spécialisées sur des secteurs de niche ont créé une énorme fragmentation. Raison pour laquelle les annonceurs ne savent plus très bien où atterrissent leurs messages. L'initiative a changé de camp ; elle vient à présent du consommateur, qui provient souvent de niches ou de communautés très spécifiques. »

‘Il est amusant de voir Mark Zuckerberg acheter des pages dans les journaux pour s'excuser du pillage des données personnelles de sa société.’
Freek Evers

Dans le futur, les annonceurs n'iront-ils pas à la recherche de canaux alternatifs et peut-être aussi plus performants pour s'adresser à des groupes-cibles en particulier ?

Ben Jansen: « Probablement, oui. Mais cela reste de la publicité, donc il échoit au secteur d'aborder la chose de façon créative. On constate par exemple actuellement que, à destination d'un environnement en ligne, un tout autre type de publicité est réalisé. On observe une vague d'annonces classiques en matière d'intégration de produit et de branded content, mais - quelle qu'en soit leur qualité - cela reste de la publicité. »

Freek Evers: « En tant que journaliste, j’ai quelques sérieuses réserves à ce sujet ; si le branded content devient tellement bon que le lecteur ne parvient plus à détecter qu'il s'agit de publicité, les médias que nous sommes ont un gros problème. »

Ben Jansen: « Je trouve qu'il ne faut pas tomber dans la paranoïa ; il existe des directives pour le branded content. Par exemple, il est toujours clairement mentionné qu'il s'agit d'un contenu sponsorisé. Les lecteurs ou internautes comprennent très bien qu'il s'agit de publicité, ce qui explique l'immense impact du branded content sur les marques. Les grands classiques - du spot de 30 secondes à l'annonce pleine page - existeront toujours également. Dans cette optique, il est quand même révélateur que les grandes entreprises de technologie, Amazon, Facebook ou Google en tête, consacrent 70 % de leur budget publicitaire aux spots télévisés (aux E-U), non ? »

Freek Evers: « Il est en effet amusant de voir Mark Zuckerberg acheter des pages dans les journaux pour s'excuser du pillage des données personnelles de sa société. »

 

 

 

Pour résumer : l'inquiétude des médias traditionnels au sujet de la migration des budgets publicitaires vers de l'influencer marketing est-elle justifiée ?

Ben Jansen: « L'influencer marketing n'est pas comparable à la portée de la publicité classique et selon moi, ne doit pas non plus être appliqué à toutes les marques. Ce sont les jeunes entre 16 et 19 ans qui constituent le public-cible de l'influencer marketing. Une fois passé ce créneau d'âge, les jeunes réalisent très bien que les influenceurs sont simplement rémunérés pour le contenu qu'ils postent. »

Freek Evers: « Oui, sans aucun doute, mais ne mettons pas tous les vloggeurs et les influenceurs dans le même sac. S'il s'agit d'une niche bien particulière, il y aura de toute façon une valeur ajoutée pour les annonceurs. »

Le fil conducteur de cette discussion reste : le secteur est en recherche de nouveaux modèles, qu'il essaie de perfectionner, mais en fin de compte, le secteur ne peut-il pas s'attendre à un véritable séisme ?

Ben Jansen: « Bien sûr ! Les choses évoluent très vite, et ça continuera. L'utilisation des médias change rapidement, et la technologie nous permettra de mieux gérer 'la bonne publicité au bon moment pour la bonne personne'. C'est à nous de suivre l'évolution, sans perdre de vue la qualité et le brand safety. »

Comment le secteur doit-il alors aborder la question de la vie privée ?

Ben Jansen: « Je pense vraiment que seule une minorité de personnes rechignent à communiquer leurs données personnelles en échange d'un meilleur service de la part d'une entreprise. Le problème se pose si cette entreprise transfère ces données à d'autres partenaires de façon peu transparente. Voyez ce qu'endure Facebook en ce moment. En substance, il s'agit de la différence entre 'valeur' et 'valeurs' : ces dernières années, la tendance a très nettement évolué vers la pure valeur marchande. Je pense que les entreprises, même dans un environnement en ligne, devront tendre vers plus d'équilibre dans ce domaine, faute de quoi elles seront pénalisées par les autorités et par les consommateurs. »

Freek Evers: « Nous nageons actuellement encore dans un flou artistique en la matière : quelle portion de notre vie privée sommes-nous prêts à abandonner en échange d'un confort en ligne ? Personne ne détient la réponse mais j'ai du mal à imaginer que les générations futures n'exigent pas plus de clarté à ce sujet et ne fixent les limites. (rires) Et j'ai des doutes quand j’entends tout à coup les publicitaires parler de valeurs. Et non, je ne me languis pas du frigo qui soudain, va m'abreuver de toutes les marques de laitages parce qu'il n'y a plus de lait. »

Ben Jansen: « Vous n'avez rien à craindre de ce côté-là. Si les choses vont trop loin, le consommateur interviendra et corrigera le tir. »