Special Edition
CREATIVE BELGIUM

presented by

“Cherchez ‘creative director’ sur Google, et des hommes blancs en T-shirt noir envahiront votre écran.”

Les consommateurs ciblés par les annonceurs ne sont plus uniquement des hommes blancs, et ce depuis longtemps. Or, ce sont précisément ceux-ci qui peuplent encore souvent les départements créatifs des agences de publicité. Ali Hanan, de l’organisation britannique Creative Equals, veut changer la donne.

Elle avait décroché le job. L’agence de publicité l’avait embauchée, c’était promis. Restait cependant ce détail sur lequel elle souhaitait revenir. Elle avait voulu en parler au recruteur trois mois plus tôt, mais il n’avait pas réagi. Trois jours par semaine, elle souhaitait quitter le bureau à cinq heures pour aller chercher ses enfants. Soudain, plus de job. Annulé. Cette histoire est bien réelle. Elle a eu lieu au Royaume-Uni il y a quelques mois à peine. Elle a été largement partagée depuis que la femme en question en a parlé sur son blog. « Selon le recruteur, ce que je demandais était totalement déraisonnable », peut-on y lire. « Comme si j’exigeais quelque chose de ridicule, comme de n’avoir à travailler que lorsque la lune est alignée sur Jupiter. »

Parmi les personnes qui ont partagé le post du blog, on trouve Ali Hanan, fondatrice de l’organisation britannique Creative Equals. « Discrimination directe ». Tels sont les termes qu’elle emploie pour qualifier le récit de cette femme. D’après elle, c’est aussi le signe d’un disfonctionnement qui perdure dans le secteur de la publicité. Concernant la diversité, celui-ci a encore beaucoup de pain sur la planche. Avec Creative Equals, Hanan souhaite venir à bout de cette besogne. Et cela, le plus rapidement possible.

Elle en parle à La Cantine de Vilvoorde, à l’invitation d’Isabel Van den Broeck, managing director de l’association sectorielle Creative Belgium. Van den Broeck veut examiner la situation de la diversité dans l’industrie publicitaire belge et souhaite donc interroger mais aussi défier Hanan.

Il y a en effet de nombreuses remarques à faire, notamment concernant l’exemple ci-dessus. S’agit-il ici d’un réel manque de diversité, ou de la preuve que l’agence de publicité en question a encore un long chemin à parcourir sur le plan de la flexibilité au travail ? « C’est exact », admet Hanan. « Dans nos enquêtes, on retrouve aussi le témoignage d’un homme qui a soudainement été écarté de projets prestigieux après avoir commencé à travailler à 4/5e. » Néanmoins, selon Hanan, l’industrie de la publicité est bien plus concernée. Elle tourne l’écran de son ordinateur vers Van den Broeck et lui présente une sélection de photos. Une profusion d’hommes blancs en T-shirt noir envahit l’écran. « Voici les images que Google vous montre quand vous faites une recherche sur le terme ‘creative director’ », dit Hanan. Van den Broeck ne peut réprimer un sourire. Elle confirme qu’en Belgique aussi, les femmes sont sous-représentées dans les départements créatifs, au même titre que les personnes d’origines ou de milieux différents. Creative Belgium lancera cet été une étude pour étayer ce sentiment.

  • À propos d’Ali Hanan et de Creative Equals
    Ali Hanan, néo-zélandaise, a travaillé pendant plus de seize ans dans le secteur publicitaire, entre autres pour Ogilvy et AKQA. Lorsqu’elle a constaté que nombre de ses collègues féminines quittaient le secteur prématurément, elle a fondé Creative Equals : une organisation qui souhaite accroître la diversité dans le secteur créatif, qu’il s’agisse du genre ou de la couleur de peau. Creative Equals dresse l’inventaire de la diversité des effectifs et organise régulièrement des conférences et ateliers sur ce thème. En outre, l’équipe d’Hanan a déjà formé plus de 16 000 personnes afin d’augmenter leurs chances de réussite dans le secteur de la publicité, pour l’instant majoritairement blanc et masculin. Ogilvy UK et McCann London entre autres, se sont déjà ralliés à l’Equality Standard de Creative Equals.

« Au Royaume-Uni, à peine 16 % des directeurs créatifs des agences de publicité sont des femmes », indique Hanan. « Avant le lancement de Creative Equals, on en était même à 12 %. Nous voulons tenter de doubler ce chiffre d’ici deux ans. Raison pour laquelle nous établissons une liste de trente ‘étoiles montantes’ du secteur. De cette façon, nous veillons à ce que personne dans l’industrie publicitaire n’ait d’excuse pour ne pas recruter de femme pour son département créatif. Nous essayons de faire la même chose pour d’autres personnes qui n’ont pas suffisamment d’opportunités à cause de leur couleur de peau ou de leurs origines. Pour notre prochain événement par exemple, j’ai invité les londoniennes d’origine étrangère les plus influentes. »

‘Les candidatures des femmes sont retenues sur base de ce qu’elles ont déjà accompli, les hommes sur leur potentiel. ‘

Isabel Van den Broeck : Selon les critiques, les personnes qui figurent sur ce genre de liste ‘d’étoiles montantes’ n’auraient pas toujours les qualités requises. 

Ali Hanan: « On m’a fait cette remarque cette semaine encore, et elle me dérange. Après tout, on trouve beaucoup d’hommes blancs relativement médiocres dans le secteur publicitaire. Nous attendons des minorités qu’elles fassent deux fois mieux qu’eux. Nos sondages auprès de plus de 1 800 employés d’agences de publicité montrent par exemple que ceux ou celles qui ne sont pas blancs doivent être beaucoup plus doués pour négocier ou faire des présentations s’ils/elles veulent avoir une chance dans ce secteur. Les candidatures des femmes sont retenues sur base de ce qu’elles ont déjà accompli, tandis que les hommes sont recrutés sur leur potentiel. Cela rend les choses très difficiles pour les femmes, notamment parce qu’elles ne travaillent souvent que pour des marques de cosmétiques et des fabricants de produits capillaires. Ainsi, après quatre ou cinq ans dans le secteur, elles se retrouvent avec ce qu’on appelle un ‘portfolio rose’. Si elles veulent postuler quelque part avec ça, les hommes en face d’elles se demandent où elles vont trouver ce genre de boulot hyper cool. Les hommes qui postulent rencontrent parfois un problème similaire, s’ils ont des racines africaines ou asiatiques par exemple. Leur chance d’être invités à participer à un pitch intéressant est 25 % moins importante que celle des Blancs. »

Van den Broeck: Peut-être les femmes apprécient-elles de travailler pour des marques de cosmétiques ?

Hanan: « Et c’est très bien ainsi. Mais nous essayons de leur faire comprendre qu’elles doivent se constituer des portfolios variés. Et qu’elles ne sont pas obligées de travailler uniquement pour des marques dites féminines. Voyez : ce sont les femmes qui sont les principales responsables des achats de la famille. Pourtant, 55 % des mères britanniques estiment que les annonceurs ne les comprennent pas vraiment. Elles voient des spots avec des femmes blanches parfaites dans des vêtements blancs et des bébés impeccables et se disent : ‘Who the hell! Ma vie ne ressemble pas à ça.’ Nous avons grandement besoin de femmes dans les agences de publicité. »

Van den Broeck: Vous dites que les créatives pourraient sans doute mieux s’adresser aux consommatrices, mais vous dites aussi que les femmes ne devraient pas uniquement travailler pour des marques de cosmétiques. Qui sont pourtant aussi achetées par des femmes.

Hanan: « Le problème vient surtout du fait que les hommes blancs travaillent pour tous les types de marques. Il arrive encore trop souvent qu’un annonceur blanc donne un briefing à un publicitaire blanc, qui à son tour se met au travail avec une équipe constituée d’hommes blancs. Tout au long du processus, pas une seule femme ou personne d’origine étrangère n’examine la campagne. Par conséquent, on continue de lancer des campagnes qu’il aurait mieux valu ne pas mettre sur le marché. On voit parfois des publicités dont vous pouvez être certaine que si quelqu’un d’une autre origine avait vu cette campagne au préalable, elle n’aurait probablement jamais été lancée. Surtout à l’époque des médias sociaux, votre marque court le danger d’être immédiatement attaquée pour cela. Pour cette raison, une entreprise comme General Mills veut que son agence de publicité soit constituée à 50 % de femmes, et de personnes qui n’ont pas la peau blanche à concurrence de 20 %.

‘55 % des mères britanniques voient des spots avec des bébés impeccables et se disent : ‘Who the hell! Ma vie ne ressemble pas à ça.‘

Van den Broeck: Ce genre d’exigence n’est-il pas souvent qu’une façade ?

Hanan: « Certaines entreprises interdisent à certaines agences de participer à leur pitch. D’autres leur donnent un an pour s’améliorer et élaborer une stratégie visant à inclure davantage de diversité. Sans quoi, elles seront rayées de la liste. Toutefois, bon nombre de ces agences ne prennent encore que peu de mesures. Lorsque je demande aux PDG du secteur publicitaire quel est le pourcentage de jeunes parents qui reviennent dans l’entreprise, ils pâlissent la plupart du temps. La même chose se produit quand je les interroge sur la diversité relative à la couleur de peau. Et puis, il y a bien d’autres questions à poser. Ont-ils, par exemple, une politique sur les transgenres ? Ont-ils une politique pour les gens avec un handicap physique ? »

Van den Broeck: On a bien sûr besoin de diversité, mais n’a-t-on pas surtout besoin de la bonne personne pour le job dont il est question ? La discrimination positive n’est-elle pas aussi un piège ?

Hanan: « Si vous ne vous fixez pas d’objectif, les entreprises ne s’adapteront pas. Un exemple : l’une des plus grandes agences britanniques n’a pas été capable de proposer la moindre femme pour notre liste ‘d’étoiles montantes’. Voilà qui en dit long. Alors que la moitié des jeunes diplômés en publicité sont des femmes. Mais comme les exemples manquent, toute personne qui n’est pas un homme blanc se dit inconsciemment, dès le début de sa carrière, que briguer le sommet d’une agence de publicité n’est pas possible pour elle. C’est pourquoi nous conseillons à ces agences de rechercher des profils plus diversifiés lorsqu’un Blanc quitte l’entreprise. »

Van den Broeck: Une telle approche ne risque-t-elle pas d’avoir pour effet que les entreprises se contentent de cocher des cases : avons-nous actuellement besoin d’un homosexuel et d’une femme asiatique ?

Hanan: « Écoutez, dans de nombreuses entreprises, les employés reçoivent une prime lorsqu’ils proposent un ami comme nouveau collaborateur. Si vous ne demandez pas aux gestionnaires des ressources humaines de soumettre une liste diversifiée, ils continueront à recommander leurs amis et les amis de leurs amis. Et on continuera à recruter parmi un petit groupe de personnes. Alors qu’il y a énormément d’autres personnes qui pourraient être contactées. Seulement, les Blancs sont encore trop attachés à ce qui se passe actuellement. Un recruteur du secteur publicitaire m’a confié son petit ‘truc’ personnel pour savoir s’il souhaitait engager quelqu’un : le test du pub. S’il peut passer une heure à bavarder agréablement avec quelqu’un dans un café, selon lui, cette personne convient. Un autre recruteur est allé encore plus loin. Il m’a dit qu’il ne recommande jamais une personne dont il ne sait pas prononcer le nom. »

‘Les hommes ont peur de donner un feedback à une femme : imaginez qu’elle se mette à pleurer !‘

Van den Broeck: En est-on encore vraiment aujourd’hui aux ‘Mad Men all the way’ ?

Hanan: « En réalité, les Mad Men savent bien que la diversité est importante pour l’avenir de l’industrie publicitaire. Mais ils ne savent pas comment faire. The evil the good men do, is nothing. On doit donc vraiment leur montrer la voie. Leur indiquer les mécanismes involontaires qui sont à l’œuvre. Par exemple, les gens aiment recruter des gens qui leur ressemblent. Voilà pourquoi, encore aujourd’hui, le monde publicitaire ouvre plus facilement ses portes aux hommes blancs et que ceux-ci obtiennent aussi plus aisément une promotion. Les Blancs plus âgés, qui travaillent dans le secteur de la publicité depuis un certain temps, se reconnaîtront en effet en eux, et donc les encourageront et leur donneront davantage de feedback. Nos enquêtes montrent aussi que vous avez 50% de chance en moins d’obtenir une promotion dans une agence de publicité si vous n’êtes pas blanc. La probabilité de recevoir un feedback, d’être nommé pour un award ou d’avoir un mentor, est aussi beaucoup plus faible. De plus, les femmes reçoivent également moins de feedback, car les hommes ont peur de le leur donner. Imaginez qu’elles se mettent à pleurer ! Par conséquent, les femmes n’apprennent pas à gérer les critiques. Beaucoup d’entre elles s’investissent à fond dans leur travail. Si elles reçoivent des critiques à son égard, elles ont souvent l’impression d’être elles-mêmes critiquées. Nous leur apprenons donc à séparer leur travail de leur personnalité. Du reste, n’importe qui peut s’inscrire à ces formations. »

Van den Broeck: Les hommes blancs en T-shirt noir sont aussi les bienvenus ?

Hanan: « Ils sont aussi les bienvenus, mais il y a certaines formations thématiques auxquelles ils ne s’inscrivent que rarement. Avez-vous par exemple déjà entendu parler du syndrome de l’imposteur ? Lorsqu’on en souffre, on a peur que les autres découvrent qu’on ne convient pas pour une fonction donnée. Eh bien, rares sont les hommes blancs qui en sont atteints et qui suivent une formation pour s’en débarrasser. D’autre part, nous avons également un programme spécialement destiné aux parents qui ont quitté l’industrie publicitaire pendant un certain temps, pour s’occuper de leurs enfants par exemple. En conséquence, leur portfolio est souvent démodé. Raison pour laquelle certaines entreprises les font travailler six semaines sur base volontaire. Ils peuvent ensuite retourner auprès d’employeurs potentiels avec du boulot pertinent sous le bras. »

  • À propos de l’adéquation parfaite avec le travail de De Kwekerij
    De Kwekerij s’est chargé des illustrations de cet article. Il s’agit d’un studio de création où quatre femmes et un homme donnent vie à des histoires de manière originale par le biais de l’artisanat, d’illustrations ou de films. Du plus petit dessin à la plus grande production, tout est toujours de leur propre cru.

    La fondatrice Barbara Vandenberghe alias Vandekonijnen :
    « Pour les illustrations de cet article, nous avons opté pour l’artisanat. Tout commence par un dessin technique et une bonne préparation. Vient ensuite le travail manuel. Chez De Kwekerij, nous travaillons le papier, le polystyrène, la découpe au laser, l’argile, les paillettes, les confettis… jusqu’à ce que nous obtenions des ensembles tangibles qui conviennent au récit du client. »

‘Les femmes ont souvent un ‘portfolio rose’, tandis que les hommes travaillent pour toutes sortes de marques. ‘

Van den Broeck: En Belgique, la principale agence de recrutement pour le secteur de la publicité est composée de femmes. Est-ce une bonne chose ?

Hanan: « Pas nécessairement, car beaucoup de femmes ont grandi dans une société très masculine. Si vous constatez qu’un comportement agressif vous aide à réussir dans cette société, vous adopterez rapidement ce comportement. Les femmes se montrent donc parfois encore plus dures avec les autres femmes que les hommes. Nous devons donc bien examiner comment adapter le système lui-même à court terme. Comment faire en sorte que tout le monde au sein du secteur publicitaire puisse engranger de bonnes expériences dès le début. Dans ce cas, davantage de personnes différentes parleront aussi de l’entreprise en termes positifs dans leur cercle de connaissances, et la diversité s’y développera automatiquement. L’agence de publicité n’en sera également que plus performante et plus rentable. Le seul message est donc : tout le monde est le bienvenu. »

En février 2019, Creative Belgium et Creative Equals organiseront un atelier CREATIVE LEADERSHIP.
Plus d’info sur info@creativebelgium.be.